MG à CP*
Je nage. J'avance en ligne.
Trois brasses sous l'eau me suffisent à dépasser les deux filles
devant moi. C'est cela qui me plait, je crois. J'aime avancer
en sous-marin, appesantie.
À-pic jusqu'au fond, en apnée, mon déplacement est absolu comme dans un bassin infini, il n'est relatif à personne, il appartient à un monde en deçà du réel.
Ici, personne n'appartient à ce monde, il me semble que les autres appartiennent au monde de la surface, celui d'un entre deux de pesanteur.
J'observe tout en contre-plongée.
Je frôle le fond et continue d'avancer.
Une, deux, trois brasses.
Je crois que c'est depuis ça que j'ai un problème avec la pesanteur, que je la vois apparaître partout en filigrane ; dans chaque lustre qui pend au plafond, dans chaque objet qui repose
sur une table je visualise les vecteurs force qui rivalisent dans
un combat sans fond, sans fin.
Toi tu vois la mer comme une surface mais c'est un défaut
de vision, la surface n'est que ce qui sépare le poids de son absence, c'est elle qui te renvoie le réel comme un miroir aux alouettes. D'ailleurs, je me demande ce que tu as bien pu mettre à la place des taches blanches sur la photo. Le programme a dû faire une moyenne pour combler les vides, les trous dans l'image. Il a lissé la surface, il l'a rendue opaque pour qu'elle se confonde mieux dans le réel ; c'est à partir d'une certaine consistance que les choses
deviennent tangibles, comme un voile suffisamment opaque
pour que l'œil s'y perde, une surface suffisamment consistante pour qu'on puisse la dépoussiérer comme on ferait avec une vieille
photo, cadre déposé depuis des lustres sur une commode, pour
ne garder que ce qu'elle peut avoir de plus lointain.
Tu l'as dépoussiérée, celle-ci, comme d'autres qui traînaient dans ta mémoire, qu'elles aient été vécues ou non, parce qu'elles ne sont que des images au final.
MG à CP
Hier je me demandais ce que les souvenirs vécus avaient de plus que les souvenirs simplement imaginés ; si se les remémorer affectait une partie différente de notre cerveau ou si, par son biais, ils devenaient aussi plausibles que tous les autres moments de la vie. Comme il dirait : il faudrait faire une étude, vérifier les bons traités techniques, etc. Je n'arrive pas à me souvenir aussi bien qu'il écrit, les images sont là, mais les mots ne viennent pas.
Tu sais il y a des images que j'ai décidé de garder parce qu'à un moment donné, il m'a semblé que je devais les garder. Par choix plus que par nécessité.
Parmi elles, il y a Jeanne, à demi-endormie dans son fauteuil, dans l’entrebâillement de la porte, à tout jamais à demi-endormie. Et puis il y a la mer. On était dans la voiture, on roulait, et il y avait la mer par intermittence, coincée entre deux bâtiments, la plage et l'horizon, le long de la route sur laquelle on roulait. Elle était sur notre droite, c'est pour ça que je m'étais mise à droite
à l'arrière de la voiture, pour être aux premières loges. Comme
si on n'allait jamais la revoir. J'avais décidé de la regarder comme si jamais plus je ne la regarderais. Et elle est restée cette seule image depuis. C'était comme ça à la fin de tous les étés ces huit dernières années, comme si je ne l'avais plus revue depuis.
C'était cette même vue pourtant, depuis cette même route,
à la fin de tous ces étés qui ont suivis. Mais c'est l'image de huit ans auparavant qui est restée, comme si j'avais tout vu sans
vraiment voir après. Cet été-là, sur la route, en regardant à droite, il a fait un signe un peu gêné dans le vide, à travers la fenêtre
de la voiture, en disant : « au revoir la mer » et en y repensant aujourd'hui j'entends « au revoir, la mère. »
CP à MG
J’ai tenté de dépoussiérer l’océan en ayant pris soin de le séparer en vingt carrés égaux afin de ne rien oublier.
Je l’ai dépoussiéré, j’ai enlevé les taches blanches comme tu dis. Mais maintenant que tu m’en parles, je ne sais pas si j’aurai dû le faire. J’aspire à la réalité en faisant ça, j’essaie de me rapprocher au plus près de ce que je suis censée avoir vu. Mais tout ce que j’ai fait c’est modifier la surface imprimée. C’est vrai, peut-être qu’elle était rayée.
Des grains de sables à la surface. J’aurai dû considérer ces taches comme des grains de sable à la surface.
C’est comme si, grain par grain je décidais de supprimer le château de sable qui était à ses pieds il y a plus de dix ans. Personne
ne s’en souvient. Tu parles de paysages traversés, regardés comme
si c’était la dernière fois que tu les voyais. L’objet me fait le même
effet. Toujours l’appréhender comme si c’était la dernière fois que je le voyais. Et la dernière fois arrive souvent.
Ça remonte à quand, la dernière fois que tu as enlevé le grain
de sable coincé au fond de ton sac, en rentrant chez toi ?
C’est beau de conserver ces passerelles d’endroit dans une boîte, bien choisie pour le sujet, sur ton étagère au-dessus de la télé.Mais ça te sert à quoi aujourd’hui, de la garder, au milieu des souvenirs, dans le fond d’un carton, là-haut ?
Tu les conserves comme les dernières images que tu as
de là-bas. Tu les conserves sans même avoir marqué le nom
de la passerelle d’endroit que tu as voulu conserver.
Oublier
Tout ce qui reste c’est l’objet, sans date ni lieu, jeté au fond d’un carton lors de ton dernier déménagement.
L’autre jour à la télé, j’ai entendu dire que l’océan était la plus belle scène de spectacle au monde.
L’océan comme scène, je n’y avais pas pensé.
Quelles étaient mes chances, jeudi soir de tomber sur la chaîne de télévision qui, au journal de vingt heures, aborde l’océan comme la plus belle scène de spectacle au monde. Je ne me souviens plus du reste. Le lendemain c’est toi que je lis.
Sur l’océan justement.
(J’ai voulu chercher l’océan sur internet. Il y a de tout. Il y a tout l’imaginaire qu’on se fait autour de l’océan. De beaux paysages. Les seules images qui figurent sans horizon correspondent à des papiers peints. Il devient motif. Se fait discret dans l’immensité des propositions que Google nous fait.)
MG à CP
J’ai lu quelque part qu’archiver est le nouvel oubli, alors voilà,
je range les choses là-haut en me disant que c’est pour qu’elles
y restent mais peut-être que c’est juste parce que je sais qu’elles ne seront plus jamais ailleurs.
Et c’est peut-être bien ça le mal, toutes ces images, toutes
ces données bien rangées au chaud dans les data centers,
oubliées. Dématérialisations du réel, injectées dans des millions d’unités de stockage, alignées, bien en rang ; on dirait une exposition conceptuelle, l’architecture d’une sédimentation horizontale.
Tu crois qu’ils les ont rangés où les grains de sables ?
Je me dis qu’il ne faut peut-être pas rechercher l’océan dans internet, parce que c’est peut-être internet l’océan ; la surface visible et en même temps tout ce qu’elle cache.
Tu parlais de discret — du latin discretus : séparé, divisé, interrompu, discontinu — ça me fait penser à ta photo, et à Bas Jan Ader.
Discret aussi comme les suites mathématiques.
Un peu comme notre discussion.
CP à MG
La télévision fabrique de l’oubli. Le cinéma fabrique des souvenirs.
C’est de l’archivage la télévision tu crois ?
Ne pas aller chercher l’océan sur internet, jamais. Ne plus jamais aller chercher l’océan sur internet.
Avec ce que tu dis, il va se retrouver dans l’oubli.
On écrit pour s’éteindre, pour partir en fumée. On écrit : des ombres qui désespèrent : du soleil. Quelques signes bien sûr, mais qui comprend, qui ? Et qui entend qu’écrire ne signifie rien d’autre que notre chair hurlante ?
Je suis entrain de lire Caméra, je ne sais pas si on en a déjà parlé. Mais en tout cas, elles, Edith Azam et la caméra, elles parlent
de sauvegarde.
Sauvegarder pour ne pas disparaître.
Nous nous installons dans des rituels, de sauvegarde. Toujours garder en mémoire. N’y-a-t-il rien de plus horrible que ne pas se souvenir ? Toujours garder en mémoire le moment le plus agréable de la journée pour s’endormir dans de bonnes conditions. Tu ne faisais pas ça, toi aussi, avant ?
L’obsession du souvenir, autant que celle de l’océan. C’est l’obsession qui finit par donner du lien entre le début : l’Océan
et L’Origine de la danse, notre point de départ. Et maintenant :
Bas Jan Ader et Caméra.
tisser
chercher
former
formuler
assembler
mais ne jamais aller en profondeur.
Il faut que tu lises Caméra. Je dis ça sans obligation, mais on y retrouve tout.
CP à MG
Je ne me souvenais pas de lui, Bas Jan Ader. Du moins, je ne connaissais pas son nom. Je connaissais ses images, mais pas son nom, ni même qui il était. Comme quoi, ce n’est pas la personne elle-même qui fait qu’on se souvient d’elle. C’est ce qu’elle a fait de sa vie. On s’en fout de la chair, de l’humain, tout ce qu’on veut c’est une trace, du visible, du figé, quelque chose qui nous lie à la personne qui a créé, mais ce qu’elle est, cette personne, la plupart du temps on s’en fiche. Vraiment.
rideau
noir
abysse
On s’éloigne, mais je me suis toujours dit que si on produisait, si on choisissait la forme artistique comme forme d’expression, c’était pour laisser une vraie trace visible de nous. Créer notre archéologie pour qu’on puisse retrouver, un jour, ce qu’on a fait. Écrire pour pouvoir rester dans une librairie, à coté du lit, sur une étagère ou au bord de la plage. Se retrouver avec des grains de sable coincés entre les pages, comme entre les orteils.
Se mettre en scène pour se fixer, nous-même, dans un moment infiniment renouvelable, ne pas faire oublier notre visage.
Produire des formes, pour l’archéologie future.
On vit, dans le perpétuel souvenir. On vit en boucle.
MG à CP
Je me rends compte que j’ai besoin d’avoir mes livres avec moi quand j’écris. Je voudrais avoir L’Été 80, Les mots de Sartre,
Un privé à Tanger.
Dans La vie matérielle, il y a une phrase qui dit que la photographie aide à l’oubli. J’avais lu un article là-dessus aussi, une étude qui a été faite, qui démontre qu’appuyer sur le bouton
de l’appareil photo revenait à envoyer un message au cerveau
disant : eh, ça c’est dans la boite, pas besoin de t’en souvenir !
Un peu comme un disque dur de mémoire externe, un battement de cils mécanique.
Pour répondre à ta question, non, il n’y a rien de pire que de ne pas se souvenir. Un trou de mémoire, c’est ça, c’est quand l’image qui représente le mot est brûlée, devient une tache blanche.
Créer de l’archéologie pour le futur, donc ; anticiper la perte,
la disparition (notre disparition), tant bien que mal. Il ne s’agit que de ça, tout le temps. Comme un genre de devenir sédiment. J’ai l’impression que ça englobe tout, Sartre (Les mots), et puis Perec (Espèces d’espaces) : écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose, arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. C’est Duras aussi quand elle dit que tout écrit, même la mouche. Mes dessins de papiers millimétrés c’était ça. Je me dis que la série de dessins où tu faisais
tourner ton crayon c’était peut-être ça aussi, une proto-écriture.
Ça me fait penser aux Mains négatives aussi.
Après le vernissage hier, on parlait de traits avec David et Hervé, et Hervé m’a dit que le trait c’était « contre l’image». Alors si on ramène l’écriture au trait (comme une écriture d’avant l’écriture) alors écrire serait contre l’image ?
En opposition, ou tout contre, je ne sais pas.
Tu parlais de coïncidence pour ce que tu as entendu sur l’océan aux informations, je crois que j’en ai une aussi, deux livres
que j’ai trouvé au boulot : le catalogue de Rosa Barba, White is an image, et un livre d’entretiens qui s’appelle Au-delà de l’image.
Et puis j’ai encore regardé Les mains négatives ce soir. Je crois que j’ai trouvé ce que je cherchais.
Devant la mer. Le spectre blanc.
C’est-à-dire, peut être l’image brûlée. L’image d’avant toutes
les autres images. La première surface de réflexion, la première surface sensible. J’ai regardé Hiroshima mon amour aussi.
Je ne sais pas si c’est pertinent mais je crois que ça a un rapport avec cette image brûlée dont je parle tout le temps. La photographie trop exposée, le trou de mémoire. La lumière atomique.
Comme toi je suis douée de mémoire, je connais l’oubli.
Parce que pour pouvoir oublier il faut pouvoir se souvenir.
Sur le moment j’avais l’impression que c’était une découverte.
La mémoire et l’oubli comme l’avers et le revers d’une même médaille. Indissociables.
La mer, c’est aussi quelque chose de la résilience : quand on
bombarde les villes, il reste toujours des ruines, des cadavres.
Dans la mer vous jetez une bombe atomique et dix minutes après,
la mer reprend sa forme.
MG à CP
Il faut que tu lises Collection de sable d'Italo Calvino, c'est très court, ça fait sept ou huit pages mais c'est très beau. Et il faut que tu me passes Caméra aussi, j'ai voulu l'acheter aux volcans mais il n'est plus disponible, il est en réimpression chez l'éditeur, du coup c'est raté.
Une dernière chose aussi, pour ce qui est de l'archéologie,
de laisser une trace visible. Je me pose la question de la pérennité de ce que l'on fait . Je ne sais plus où j'ai entendu ou lu ça, c'était quelqu'un qui parlait des sculptures d'Eva Hesse. Il disait que beaucoup restaient dans leur caisse dans les réserves des musées parce que le matériau s'était altéré et que les ré-exposer les endommageraient. C'est comme quand Jean-Daniel Pollet
filme les ruines grecques, est-ce que le film va perdurer aussi long-
temps que le marbre ne l'a fait ? Ou est-ce que la pierre survivra au film ? Peut-être bien qu'à la disparition du film, le marbre ne sera plus que du sable.
Tu as lu Les barrages de sable, de Jouannais ?
CP à MG
C’est beau ce que tu m’as envoyé. Vraiment. Je connaissais l’image du cinéma, mais je ne connaissais pas les autres.
C’est si paisible à regarder.
Regarder la mer, c’est regarder le tout.
C’est cette phrase de Marguerite Duras que je voulais t’écrire
en premier, dont je t’avais parler quand tu me disais que
Duras, c’était trop. Mais je crois que Duras n’est pas de trop ici. Je pense même que c’est elle qui nous a amené là, qui nous a amenées à ce qui se passe aujourd’hui. L’aller-retour se fait. Mais cette fois entre Sugimoto et Duras, comme une évidence.
J’ai mis du temps à te répondre car je cherchais des choses en plus à t’écrire. Seulement depuis quelques semaines je n’y arrive pas. Je ne sais pas quoi te dire de plus. Je crois que je suis vide de tout en ce moment, épuisée.
Je t’ai pourtant relue, plusieurs fois, le sujet est là, bien ancré, mais je n’arrive pas à répondre. Peut-être parce qu’il n’y a rien
à ajouter. Et puisque je n’arrive pas à écrire, j’essaie de lire. Merci pour Collection de Sable. On m’a aussi offert Providence d’Olivier Cadiot. Je comprends maintenant pourquoi tu y tiens tant.
CP à MG
Je te réécris car en parlant avec quelqu’un nous avons trouvé l’objet, l’image de notre discussion.
Nous parlons de souvenirs, d’images perdues, retrouvées
et oubliées, mais je crois que si notre discussion, le contenu
de notre échange devait être un objet, ce serait un écran
magique Télécran. Tu sais, le jouet que nous avions étant petits. Le tableau sur lequel nous pouvions dessiner à partir de deux boutons ronds qui traçaient des horizontales, des verticales
et des obliques. La première machine à abstraire. Le petit écran rouge qui offrait des dessins éphémères. Des dessins éphémères qui, dans mes souvenirs, étaient plutôt des gribouillis que des dessins. Nous avons évoqué cet objet et tout de suite, j’ai pensé
à toi, avec l’image qui se perd, comme le souvenir, le dessin
au crayon qui s’efface et tes papiers millimétrés faits main.
Tout peut se rapporter à cet objet.
C’est l’objet des possibles.